La discussion est fermée : vous ne pouvez pas poster de nouveaux commentaires.

PIERRE HENRY OU LE GRAVE REMIX

 

18h25. Le périphérique est archi-grave-bondé. Paris, mardi 4 août 2009. Il existe pour les deux-roues une sixième voie. Celle qui fait râler les automobilistes, hurler les pompiers, frémir les autres deux-roues. Il est inutile de songer à ne pas être à l’heure. Nulle question de politesse, juste de place. Ce concert pourrait être l’un des derniers, j’avais raté les précédentes expériences … 1996, la commande du Festival d’Automne, 2002, au 104, les ex-Pompes Funèbres devenues joies et peines des habitants du 19ème … Alors non ! Pas celle de 2009, chez lui dans sa maison-studio. Je n’avais pas ressenti depuis longtemps une pareille délicieuse émotion. Se sentir pressé, se jouer des rétroviseurs, s’époumoner sous les tunnels, comprendre le sens des circulations, ne pas tomber, ne pas se cogner, éviter les mains qui pendent des portières, les lourdes montres, les cigarettes, les regards cachés par les portables, les angles morts, surtout éviter l’angle mort, un bon angle mort est un angle vivant.

18h50. Je me gare sur l’avenue, à l’angle de la rue. 12ème arrondissement. Le 12 est un chiffre lourd. Celui de la Nation, de la Coulée verte, coincé entre le 11 et le 13, il n’est ni bastille, ni tout bon. Dans quelques minutes, maintenant, je vais le voir peut-être même que, je lui serai présenté. Mais à l’instant, une chose seule compte, serais-je assez serein pour sentir sa musique ?

J’attends devant la porte de la petite maison. Une couleur de lierre joue dans mes narines. Une voix s’élève de la foule que je peux compter, 5, 6, 7 personnes dodelinent : “Le jeunisme, c’est pour les lâches ! “ lache, si justement, une habile jeune femme portant robe à fleurs et jolis souliers blancs. La courée s’ouvre à moi, les murs sont recouverts de tableaux. Reliefs, collages, montages, il n’y a pas de nom. Chaussures, trucs et machins, bidouilles électroniques, électriques, bandes magnétiques, machins cinétiques, et soudain, une odeur d’estragon émerge. Estragon ? Hallucination olfactive ? Ou relent d’En Attendant Godot. Nous sommes dans le jardin, j’accède à la cuisine par la courée, et tombe sur Jean-Paul Farré. La porte d’entrée que je croyais condamnée s’ouvre, Jean-Paul, déjà vétû de son microphone HF s’exclame : des privilégiés ! Mais nous sommes le 4 août, anniversaire de l’abolition m’exclamais-je ! Le regard las, les cheveux en bataille il sourit tristement : l’abolition des inégalités n’est-elle pas en soi une inégalité ?


 

19h00. Il ne reste qu’une place, là-haut dans les combles, la chambre à coucher. Sept chaises occupées, un couple sur le lit. Je remarque illico un éventail, seul. Ma place est là. Je le prends et m’en évente. Et j’ouvre le programme : Dieu. Texte fou de Victor Hugo. 1891. Pendant un peu plus de 60 minutes Jean-Paul Farré va réciter, parler, déclamer, jouer.

19h10. La voix de Jean-Paul sort des huit haut-parleurs disséminés dans la chambre. Mes condisciples regardent intantanément leurs souliers.

“Le poète peut ce qu’il veut, il domine la ville et le désert, il peut unir la terre au ciel et dans le même nœud tisser une toile avec des fils de chanvre et des rayons d’étoiles. Il peut tout, hors ceci, nommer Dieu.“

Je ferme les yeux pose l’éventail et m’allonge sur le lit. Prenant garde à ne pas, tout de même, déranger la bulle de plaisir échangée avec mes co-occupants. J’imagine Pierre. Arc-bouté sur ses machines. Bandant de magnétismes les noyaux des vieux magnétophones Téléfunken. Modulant ses doigts gracieux sur les potards (potentiomètres) de son antédiluvienne console.

Les effluves sonors montent et jouent des coudes, la musique sur laquelle Pierre a bâti son église envahit la pièce et rebondit de genoux en sourcils, de lèvres en regards.

19h17. Jean-Paul Farré pénètre la chambre. Il navigue de pièce en pièce. C’était facile, avant l’apparition, on écoutait de la radio à la maison, mais là, le spectacle se déplace. Pétrifié de joie, je me redresse, je l’écoute mais n’entends pas ses paroles. Non qu’il lise mal, au contraire, mais il me faut le script et les mots énoncés. Je m’en voudrais d’en perdre une miette.

“Et ce corbeau disait : Ils sont deux ! L’un est l’esprit de vie, au vol d’aigle, aux yeux d’astres qui rayonne, crée, aime, illumine. Et l’autre est l’araignée énorme de la nuit, ils sont deux, l’un est l’hymne, l’autre est la huée.“

 

20h15. Notre sixième sens nous engage à applaudir. C’est fini, terminé, sans rappel. Les clapements des paumes remontent de la cave au grenier, Jean-Paul Farré vient saluer, j’attends que la pièce se vide pour descendre les marches et retrouver le maître. 82 années de recherches musicales. Père et grand-père de mouvements électroniques, concrets, technos, minimal(s) …

“Je suis fatigué, ces concerts me vident. S’il vous plaît, mes yeux me brûlent, éteignez les lumières.“

 

Pascal Mourier

 

1891. Dieu. Victor Hugo.

1950. Symphonie pour un homme seul. Pierre Henry / Pierre Schaeffer.

1967 Messe pour le Temps Présent. Ballet Maurice Béjart. Pierre Henry / Michel Colombier.

Remix : Ad libitum …